Catégories Pensée

10.10.2024

Notes de la conversation avec Wajdi Mouawad et Oriol Broggi

Wajdi Mouawad et Oriol Broggi ont inauguré la Biennale de la Pensée 2024, dans une séance modérée par Laura Serra. “Volez avec des ailes blessées”, voici le titre de la conversation. C’est la troisième fois qu’ils se rencontrent pour offrir au public une conversation pleine de beauté, de théâtre, d’honnêteté et de politique. De nombreuses idées et images ont émergé. Des pensées que nous jugeons nécessaires et des interrogations qui nous traversent tous.

Après leur conversation, Mouawad est venu au Teatre La Biblioteca pour écouter, discrètement depuis l’arrière des gradins, la représentation de Tots Ocells. Ensemble, nous avons célébré l’ambiance magique et presque sacrée d’avoir parmi nous l’auteur de ces mots comme des couteaux lancés sur scène. Des couteaux qui, en blessant, soignent les blessures.

Depuis longtemps, Mouawad est une grande référence pour La Perla 29, ses personnages et ses histoires vivront en nous pour toujours. À la fin de la pièce, Mouawad est sorti pour saluer et le public, debout, a donné une ovation que nous garderons aussi à l’intérieur pour toujours.

 

 

Nous partageons ci-dessous quelques citations, quelques idées, quelques notes que nous avons prises pendant la conversation de la Biennale. Ce sont des réflexions qui nous interrogent et nous encouragent à continuer d'explorer, cherchant les formes théâtrales dont nous avons besoin pour vivre.

 

IDÉES ET NOTES

1. Le théâtre qui nous aide à libérer nos traumatismes

 

 

« Le propre du traumatisme c’est de s’effacer de celui qui le vit. Il est absent pour celui qui le porte. Je m’explique avec une image : vous portez un sac à dos vide et tous les jours quelqu’un vous y ajoute un petit caillou, si petit que vous ne sentez rien. Et comme ça tous les jours. Le poids que vous finissez par porter est très impressionnant mais vous ne le ressentez pas. Un jour, il arrive un événement qui fait que ce sac à dos vous est ôté, alors vous prenez conscience non pas du poids mais de la légèreté. Vous vous sentez soudainement léger. Puis, on vous le remet et, en quelques secondes vous prenez conscience de tout le poids que vous portiez. »

 

Wajdi dit que le théâtre a eu cette fonction pour lui. C'était dans un cours lorsqu'il étudiait le théâtre au Québec, qu'un bon professeur avec qui ils faisaient des improvisations lui a fait réaliser qu'il portait le vécu de la guerre sans en être conscient. « Toi, Wajdi, tu as vécu la guerre ? », et Wajdi : « Non, pas vraiment. » P : « Mais tu dis que vous avez quitté le Liban en fuyant la guerre, non ? » W : « Oui, mais en réalité, cela n'a été que quatre ans que j'ai vécu ça. Je n'ai vu mourir qu'une personne. La guerre dure depuis plus de 15 ans. » P : « Mais alors, oui, tu l'as vécue... Tu as vécu la guerre pendant 4 ans de ta vie. »

Ce fait lui a fait prendre conscience de la facilité avec laquelle nous portons les traumatismes. Et de la manière dont le théâtre nous aide à les faire remonter à la surface. À faire ressortir la douleur que nous avons à l'intérieur même si nous ne savons pas que nous l'avons. Le théâtre fait émerger les traumatismes, personnels et collectifs.

 

 

2. Les amis qui te tendent la main pour que tu puisses te pencher et regarder dans ton propre précipice.

« Si vous êtes au bord d’une falaise, sur un ravin, le danger c’est le vertige, c’est de tomber. La manière de pouvoir s’approcher de ce ravin et de se pencher en toute sécurité pour voir les profondeurs, c’est de tenir la main de quelqu’un pour ne pas tomber. Si vous-même vous êtes le ravin, il faut tenir la main ou vous tomberez ; et pour moi, ce sont les auteurs qui nous tiennent la main. Tenir la main de Kafka, de Sophocle, de Rodoreda, afin de voir le ravin propre sans risque de tomber. »  

 

Cette manière de comprendre le théâtre, comme un lieu où des acteurs, un auteur, une compagnie, te tendent la main pour pouvoir regarder dans les précipices personnels (les traumatismes, les doutes), implique une façon de comprendre la culture qui va au-delà de « consommer de la culture ».

Nous consommons de la culture lorsque nous nous divertissons, et aussi lorsque nous apprenons des choses que nous ne savions pas, lorsque nous nous « cultivons ». Mais cette manière plus intime de comprendre le théâtre, d'aller au théâtre, nous permet d'aller au-delà de nous-mêmes, de nous confronter à des niveaux plus profonds (et peut-être plus honnêtes ou conséquents). Nous avons besoin d'une autre façon d'écouter l'œuvre, d'y être, d'habiter le théâtre, de nous accompagner.

 
3. Croire et ne pas croire en la réconciliation.

« La vérité n’est pas une propriété. »

Il est très difficile aujourd'hui de parler de réconciliation, lorsque le conflit à Gaza est aussi cru qu'il l'est, lorsque le monde est un endroit si violent.

Wajdi y a toujours cru. S'il avait été interrogé sur la réconciliation il y a deux ans, il aurait répondu que c'est sa croyance, qu'il y croit et qu'il fait du théâtre pour la rendre possible. Mais aujourd'hui, cela a changé.

Il met en avant le parallèle avec un passage de Sainte Thérèse d'Avila, qui, à un moment donné, perd la foi. Bien qu'elle ait consacré sa vie à cela, elle perd la foi. Elle se dit alors que, à partir de ce moment, l'acte de foi deviendra un acte rationnel ; une décision. Pas une croyance, mais une décision. C'est très différent. Donc, il fait de même avec le théâtre : il ne sent pas que la réconciliation est possible, et alors il décide de continuer à insister, de continuer à essayer comme un pari, même s'il n'y croit pas. En attendant que quelque chose de différent lui arrive, en attendant le nouveau moteur qui le fera avancer.

Dans ce « pendant ce temps », il se convainc que le théâtre est une mémoire projetée vers l'avenir. Quand tu ne vois pas que la réconciliation peut arriver bientôt, ou que tu ne crois pas qu'un spectacle puisse finalement aider à avancer vers la réconciliation, alors tu te consacres à garder des témoignages d'une manière de vivre, de comprendre les choses, d'histoires qui montrent comment nous pourrions nous réconcilier. Tu gardes la mémoire du moment présent et la lances vers l'avenir, afin que nos enfants et les enfants de nos enfants puissent trouver le chemin.

 

Oriol demande si peut-être les œuvres peuvent nous aider à nous réconcilier avec des réalités lointaines, ou nous aident à pouvoir y coexister. Comme dans l'image de Mouawad de l'hypoténuse, où deux personnages qui étaient jusqu'à présent ensemble au même point (A) entrent en désaccord et se séparent chacun en un point différent (B, C), formant un triangle (A, B, C). Ils ne peuvent pas revenir au point de départ (A) parce qu'ils sont en conflit et ne peuvent ignorer ce qui s'est passé, et la seule chose qu'ils peuvent faire est de tracer une nouvelle ligne qui n'existait pas jusqu'alors entre leurs nouvelles positions. En d'autres termes, s'ils veulent se rétablir, ils ne peuvent que tracer l'hypoténuse du triangle qu'ils dessinent.

 

Mouawad complète l'apport d'Oriol en disant que l'hypoténuse est un geste. Elle réunit 2 points (deux personnes, deux positions) qui se sont séparés, alors qu'ils étaient unis auparavant. Faire le geste de l'hypoténuse, c'est aller au-delà de soi-même vers l'autre, faire un déplacement.

Ce qui est proprement humain, c'est de faire ce déplacement. Ce qui est proprement humain, c'est d'aller au-delà de ce qui est humain. Se surpasser, franchir des frontières, ouvrir de nouvelles possibilités, tracer des chemins et des relations qui n'existaient pas jusqu'alors. (Cela me fait penser au schéma grec selon lequel l'être humain est toujours à mi-chemin entre les Dieux et les Bêtes. Toujours cet aller au-delà ; c'est une histoire profondément humaine.)

Aujourd'hui, Wajdi ne voit donc pas possible que ce geste de l'hypoténuse se produise, peut-être sommes-nous trop loin de cela. Alors, ce qu'il faut faire, c'est de s'assurer que nous saurons nous souvenir comment le faire. Laisser des témoignages (dans des œuvres de théâtre) où ce geste pourra se retrouver quand nos enfants le chercheront à l'avenir. Projeter la mémoire (de ce en quoi tu ne crois plus) vers un avenir (pour qu'ils puissent le récupérer).

 

4. Raconter des histoires, chercher des nuances.

 

« N’importe qui, est un chagrin potentiel pour tout le monde. »

Il faut chercher la nuance dans les positions antagonistes. Ce qui peut nous aider à comprendre l'autre, ce qui nous rapproche de lui. C'est dans le détail qu'il y a de l'empathie. Ou la possibilité d'empathie.

Wajdi dédie les personnages les plus beaux à ceux qui, dans la vie réelle, seraient ses ennemis. Pour parvenir à les comprendre, pour gagner en empathie, pour chercher les nuances au-delà de la condition d'ennemis.

Même s'il n'y a pas d'espoir, ou que nous laissons derrière nous la croyance que le théâtre peut changer le monde en ce moment, nous pouvons continuer à raconter des histoires. Pour préserver la mémoire pour l'avenir, comme nous l'avons dit, et aussi parce que les histoires sont composées de nuances.

 

Oriol souligne que dans les œuvres de Mouawad, les personnages, tout en parlant de la guerre et des malheurs qui frappent notre monde, parlent aussi de bien d'autres choses. De la jeunesse, du cri d'identité des adolescents, des relations difficiles au sein de la famille, de la beauté, de la nécessité d'aimer, etc. Cela fait que les personnages sont empathiques envers nous. En parlant des plus grandes douleurs de notre monde (la guerre, les massacres...), ils parlent de nos vies et des douleurs de tous. Nous, qui vivons éloignés de tous ces contextes, pouvons y entrer parce que nous y accédons à travers ces personnages qui, au fond, nous ressemblent. Avec l'empathie pour les problèmes les plus proches, nous pouvons comprendre les plus grands problèmes.

Wajdi ajoute à cet égard que tout dans le théâtre repose sur la qualité des relations particulières. Le contexte de la guerre fait partie de la cuisine du dramaturge, du metteur en scène ou de la compagnie qui travaille sur la pièce. En revanche, ce qui importera vraiment au public (ce qui le fera se connecter) sera ce fils qui parle à sa mère, ou cette mère qui parle à sa propre mère. En connaissant ces relations concrètes, nous pouvons saisir l'ampleur de la tragédie que c'est de vivre dans le contexte de la guerre. À travers l'empathie pour cette relation concrète entre les personnages, nous pouvons ressentir l'empathie pour la grande tragédie qu'ils doivent traverser à cause du contexte de guerre. Tout se situe dans une nouvelle échelle, nous nous en approchons parce que nous pouvons nous y voir. La dimension humaine des grands conflits est ainsi récupérée.

 

5. Ramasser les pièces d'un puzzle.

« Ce qu’on fait, aura du sens pour une personne. Il n’y a qu’une personne qui a vraiment besoin de voir ce qu’il vient voir ou d’entendre ce qu’il entendra. Et c’est pour cette personne et seulement cette personne qu’on écrit, qu’on parle, qu’on joue. Mais ce qui est beau c’est que, même si on joue uniquement pour une personne, on ne sait pas qui est cette personne et donc c’est potentiellement tout le monde ! »

 

Wajdi donne une image pour expliquer son processus créatif et où il en est en ce moment. Imaginons que nous allons à Paris et que nous trouvons une seule pièce d'un puzzle, puis nous allons à Tokyo et nous en trouvons une autre ; rien ne nous ferait penser qu'elles font partie du même puzzle. Mais ensuite, nous allons au Québec et nous en trouvons une autre, au Liban, à Barcelone, et... Peu à peu, nous commençons à deviner qu'elles formeront une image de fond. Nous ne savons pas quelle image ce sera, mais nous devons nous accrocher aux pièces que nous avons trouvées pour pouvoir enfin comprendre l'image profonde qu'elles forment.

Le processus de création, tel qu'il l'entend, fonctionne de cette manière. Cela vaut aussi pour la manière de comprendre les grands conflits du monde. Lorsqu'on n'a pas une image complète de ce qui se passe, lorsqu'on ne le comprend pas tout à fait, il faut s'accrocher aux pièces que nous trouvons, même si elles n'ont aucune connexion initiale. Ensuite, nous pourrons les assembler et obtenir l'image profonde qu'elles forment.

Par exemple, une pièce qu'il a trouvée récemment est “Les temps sont glorieux pour les tueurs”. Ceux qui détiennent le pouvoir et ne l'exercent pas pour résoudre le conflit, tous ceux qui s'intéressent au massacre et à l'assassinat. Les temps sont glorieux pour les tueurs. Continuer à chercher les autres pièces du puzzle qui permettront d'en parler au théâtre.

 

Vous pouvez récupérer l'intégralité de la conversation ici :

 

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